Nouvèl FOKAL

mardi 17 mai 2011

On peut toujours commencer quelque chose !


Le jeudi 12 mai, le professeur de philosophie politique Etienne Tassin de l’Université de Paris Diderot a donné une conférence sur « Hannah Arendt : qu’est-ce que la politique ? » dans la salle polyvalente de la FOKAL.
Hannah Arendt (14 octobre 1906 - 4 décembre 1975), est une philosophe allemande naturalisée américaine, connue pour ses travaux sur la politique, le totalitarisme et la modernité. Elle ne se désignait pas elle-même comme « philosophe », mais plutôt d'après sa profession : « professeur de théorie politique ». Ses ouvrages sur les phénomènes totalitaires ont été étudiés dans le monde entier et sa pensée politique et philosophique occupe une place importante dans la réflexion contemporaine. Ses livres les plus célèbres sont Les Origines du totalitarisme (1951), Condition de l'homme moderne (1958) et La Crise de la culture (1961)...
La thèse d’Etienne Tassin est que Hannah Arendt refuse les « préjugés » sur la politique, et en particulier le fait que l'exercice du pouvoir par un gouvernement et un Etat  est politique et représente par excellence à nos yeux la politique. Elle s’applique à travailler sur le préjugé selon lequel la politique repose sur l’exercice du pouvoir. Elle refuse en cela toute la tradition de la philosophie politique occidentale. Pour elle, la domination ne laisse pas d'espace au politique et donc l'idée qu'on se fait du pouvoir - outil de coercition et de domination - comme chose politique n'est pas la politique. Hannah Arendt défait aussi l'idée aristotélicienne selon laquelle l'homme est un animal politique, car pour elle, la politique se crée par l'espace d’interaction  entre les hommes et n'est pas inhérent à l'individu. L’être humain n’est pas « naturellement » politique. La politique ne se retrouve pas dans une relation de coercition du pouvoir, mais la politique est le fait d'agir avec d'autres.

La politique selon Hannah Arendt est donc ce qui se produit quand nous agissons ensemble et ne se retrouve pas dans le lien d'obéissance. Elle se situe, en cela, à contre courant de la théorie de Max Weber (sociologue allemand, 1864-1920) qui a théorisé l’Etat comme entité exerçant le monopole de la violence légitime. Pour H. Arendt, l'exercice de la violence légitime ne donne pas lieu à la politique. La philosophie politique de Hannah Arendt repose sur une philosophie de l'action.

Pour elle, le politique n'est pas l'Etat et peut donc exister sans lui, mais pas sans un espace public garanti. Etienne Tassin a alors souligné le paradoxe qui consiste à invoquer une action politique qui n’intègre pas l’Etat, alors qu’il semble que l’Etat soit le plus souvent le plus à même de garantir l’espace public. L’espace public doit être ici compris comme l’ensemble de l’espace d’interaction entre les individus dans la sphère publique, incluant l’espace médiatique, l’espace physique etc.

Toute action n'est pas politique, mais la politique se définit dans l'action avec les autres. Cette action n'est pas instrumentalisée en vue d'une fin, elle ne fait que nous révéler qui nous sommes. Hannah Arendt distingue l'action du travail, qui produit et permet la survie, de l'œuvre, qui révèle ce que nous sommes comme individu. Cette action ne vise pas à fabriquer quelque chose. Ce que l'action produit avec les autres, c'est la communauté des acteurs. L'action fait éclore l'acteur. Par exemple, selon la lecture d’Arendt que fait E. Tassin, dans le cadre d’une définition de ce qu’est la citoyenneté, certains « non citoyens » comme les personnes sans papiers en Europe, lorsqu'ils réclament leurs droits à être des citoyens au risque même de leur liberté, acquièrent de fait leur existence en tant que citoyens. Ce qui n’est pas le cas de ceux qui ont leur citoyenneté « de naissance » et parce qu’ils reconnaissent la légitimité du pouvoir d’un Etat. Car chez Arendt, la citoyenneté est engendrée par l'action politique. La communauté d'acteurs n'existait pas avant l'action. Et l'action crée aussi l'espace de visibilité de ces acteurs.

La politique est donc, par nature pour Arendt, insurrectionnelle et révolutionnaire. Les peuples se sont fait « voler » leur pouvoir par l'institutionnalisation du pouvoir en gouvernements et Etats, en raison des dictatures, de la domination du marché (la loi du profit envahit le travail, l'œuvre et l'action). Mais il peut se produire ce que Hannah Arendt appelle un « miracle » et qui est l'agir politique des peuples. .E Tassin a alors cité l’exemple des très récentes révolutions égyptiennes et tunisiennes, comme des insurrections générées par l’agir ensemble de ces deux peuples. Mais, conséquence inévitable, toute insurrection réussie est un échec puisqu'elle conduit à de nouvelles institutions de pouvoir, et toute insurrection ratée est une réussite car elle conserve sa « pureté ».  Ce « tragique en politique », comme le qualifie Etienne Tassin, a beaucoup fait rire l’assemblée d’étudiants présents à FOKAL, laissant l’orateur quelque peu décontenancé face à cet aspect de la culture haïtienne qu’il découvrait. 
Pour Hannah Arendt, un « miracle » peut toujours avoir lieu, et on peut toujours commencer quelque chose, ensembles.
Dans les questions réponses, entre autres, a resurgi la demande d'un « Etat fort », à quoi Tassin a répondu qu'il n'y a que les Etats faibles qui réclament des Etats forts, et qu'il faudrait au contraire s'interroger sur ce que pourrait être un Etat faible, dans lequel l'autorité, et non le pouvoir, fonctionne.
Etienne Tassin est professeur de philosophie politique à l'Université Paris Diderot  où il dirige le Master "Sociologie et philosophie politique" de l'Unité de formation et de recherche de sciences sociales. Il est chercheur au Centre de sociologie des pratiques et représentations politiques. Il enseigne régulièrement à l'Ecole normale supérieure de Port-au-Prince dans le cadre du Master de Philosophie et littérature co-organisé avec l'université de Paris 8. Spécialiste de la pensée de Hannah Arendt, il a publié plusieurs ouvrages d’étude sur son œuvre dont Le Trésor perdu et Hannah Arendt l’intelligence de l’action politique aux Éditions Payot ;  Hannah Arendt : crises de l’État-Nation (ouvrage collectif) aux éditions Sens&Tonka ;  Hannah Arendt. L'humaine condition politique et Les catégories de l'universel : Simone Weil et Hannah Arendt -avec Michel Narcy aux éditions L'Harmattan. Il est également l’auteur de Un monde commun, pour une cosmo-politique des conflits aux éditions du Seuil.
Son lumineux exposé sur la philosophie de l’action politique par Hannah Arendt a été très apprécié par un auditoire attentif, livrant une pensée qui redonne confiance à la mobilisation des individus pour faire valoir leurs idéaux et leur volonté de mieux vivre ensemble.