Nouvèl FOKAL

mercredi 10 novembre 2010

Festival de théâtre Quatre Chemins : Rétrospective (1/2)

« Quatre Chemins en chantier » se déroulera du 1er au 11 décembre. Cette édition ne sera pas à l’image des précédentes, ou le festival était avant tout un espace de rencontre entre la création théâtrale haïtienne et le public, mais représentera un moment de réflexion sur les pratiques théâtrales et leur rôle dans la société et la citoyenneté. Cette forme répond notamment à un souci de ne pas faire les choses comme avant, machinalement, suite à l’épreuve que traverse Haïti depuis le 12 janvier 2010. Elle marque symboliquement l’envie, toujours forte, de poursuivre le festival et pour ce faire de mieux le penser. Cette édition emboite le pas aux précédentes, pour suivre un chemin trace depuis 2003, année de la création de Quatre chemins. Nous vous proposons une rétrospective en deux parties de l’histoire du festival.


Levée de rideau sur Quatre chemins  


A l’intersection de l’art et de la militance, des bruits de Port-au-Prince et du silence de ses nuits, entre des regards emplis de curiosité et d’envie, entre artistes, militants et citoyens, a germé une idée, celle d’un festival de théâtre. Sur l’histoire du pays et tourné vers l’avenir, le festival de théâtre « Les Quatre chemins » tente d’être un lieu où, par la rencontre, les Haïtiens trouvent l’espace pour se penser. « Quatre chemins » symbolise dans la tradition haïtienne ce carrefour, à la croisée des chemins, où se mélangent différentes influences. Le Festival du même nom est né de la rencontre d’artistes et de personnes, haïtiens, belges et français, qui tous nourrissaient une envie commune : appuyer le théâtre dans un pays où toutes les lignes officielles vous poussent vers d’autres priorités, plus criantes et visibles.


Des artistes, le pays en regorge, depuis les mornes éloignés du « pays en dehors » jusqu’aux quartiers populaires de Port-au-Prince. Des salles de spectacles, le pays en cherche parmi celles qui se ferment ou se dégradent. « Quand une vraie salle de théâtre existera en Haïti, je pense que je serai devenu fou », disait Daniel Marcellin, directeur du petit Conservatoire, à la veille de la première édition en 2003. Et la culture, comme ailleurs, souffre des moyens qu’on ne lui accorde pas, alors que déjà les ventres se remettent à crier. « Les difficultés que nous connaissons dans le théâtre en Haïti sont celles que tous le monde connait dans ce pays », explique le metteur en scène Rolando Etienne, de la troupe de théâtre Dramart. Ce à quoi est souvent venue s’ajouter une insécurité paralysante. Dans cette réalité, l’envie n’est que plus forte pour ces amoureux de théâtre de proposer « autre chose », malgré tout : de la matière à penser, de la place pour s’exprimer, une petite part de rêve et d’espoir. 


Le but de Quatre chemins est aussi d’éviter que la culture ne soit plus qu’un produit, une marchandise ou un divertissement que l’on consomme. "Nous sommes bouffés par les images cinématographiques évidentes et la propagande, disait Syto Cavé, dramaturge et metteur en scène haïtien, membre du comité artistique de Quatre Chemins dans ses premières années. Le théâtre doit se remettre en piste et créer d’autres formes esthétiques." L’idée de départ était d’appuyer et de réunir des troupes et gens de théâtre, reconnus comme en devenir et de mêler plusieurs générations d’artistes. Cette idée aura marqué la première édition de Quatre chemins, en 2003.  


Dès sa naissance, le festival réunit des hommes et des femmes de théâtre reconnus tels Syto Cavé, Magali Denis ou Daniel Marcelin, et d’autres à l’orée d’un parcours artistique prometteur tel Guy-Régis Junior et sa troupe Nous. La première édition est difficile à mener, mais exaltante. Estelle Marion y joue les « Monologues du Vagin » d’Eve Ensler, un spectacle monté au Théâtre de Poche de Bruxelles. Des associations de femmes et féministes, Enfofanm et Kayfanm, mènent les débats dans la salle, parlant de « bòbòt », vagin en créole. Pietro Varrasso, pédagogue du Conservatoire de Liège, monte « L’exception et la règle » de Bertold Brecht, avec de jeunes comédiens haïtiens. La troupe Nous monte « Service violence série », succession de saynètes satyriques sur la tyrannie et ses actualités en Haïti. Quelques années plus tôt, Jean Dominique, sans doute le journaliste le plus connu et acerbe du pays, est assassiné devant sa station de radio, Haïti Inter. Une injustice toujours en suspend, qui aura inspiré ce spectacle et l’aura rythmé au son d’un leitmotiv lancinant : « Ils auront finalement tué l’homme ». Ils, ce sont les tyrans. Sur scène et dans la salle, les cris fusent face aux paroles sans concessions : « Messieurs, dames, mettez-vous à genoux, le Président de la République est un prêtre ».  


« Haïti cri d’espoir » est monté par George Beleck et sa troupe, la Cosafh. Magali Comeau Denis incarne une vibrante « Thérèse en mille morceau », issue du roman de Lyonel Trouillot, sur la scène de l’Eldorado. « Place publique », de Gary Victor est monté par Daniel Marcellin et le petit conservatoire, tandis que « Kavalye Polka », écrit et mis en scène par Syto Cavé se joue sur les planches de Saint-Rose de Lima. Les spectateurs, chaque soir à 18 heures, sont au rendez-vous. Mais dès le spectacle fini, tout le monde s’enfuit chez lui, en voiture ou en courant, laissant la rue aux chiens errants. Comme l’écrivait Lyonel Trouillot, « en Haïti, même les rêves ont une heure pour rentrer ». Malgré tout, les nombreuses représentations, conférences, rencontres fécondes et enthousiasmantes, une parade extraordinaire dirigée spontanément par la troupe Nous dans les rues de Port-au-Prince, feront germer de ce premier festival l’envie d’y croire et de l’ancrer d’ores et déjà dans le temps. La Fondation Connaissance et liberté (Fokal) rejoint le comité artistique du festival, la Charge du Rhinocéros et l’Institut français d’Haïti dans l’organisation du festival. Des formations se dessinent en scénographie, jeu et mise en scène. La deuxième édition est en route.


S’armer de conscience


Mais le chemin s’annonce pour le mieux sinueux et le pays vit entre temps de nouveaux défis. Les mouvements étudiants et la société civile, tout secteurs confondus, prennent la rue et manifestent sans relâche à partir de décembre 2003 contre le gouvernement d’Aristide. Le collectif « NON », qui réunit des artistes et instigateurs du festival tels Guy-Régis Junior, Syto Cavé, Magali Denis ou Lyonel Trouillot, en font partie pour dire non aux dérives du pouvoir. Malgré tous les troubles politiques que connait le pays en 2004, la chute d’Aristide et ses suites, le Festival 2004 se prépare. Mais l’épreuve est a nouveau au rendez-vous pour le pays. Les inondations qui ont lieu aux Gonaïves, une ville à 100 kilomètres au nord de Port-au-Prince, des suites du passage du cyclone Jeanne de septembre, font 3 000 morts. Que faire du festival face au deuil et à la décence qu’on doit lui porter ? Postposer ? Annuler ? La question, qui renvoie au sens même du théâtre, a hanté les organisateurs pendant que les yeux du monde étaient braqués sur Haïti. Malgré le deuil national décrété par le gouvernement, le comité artistique du festival a finalement décidé de continuer. "Au fil des heures, nous nous sommes dit qu’annuler ne servirait à rien, que l’esprit du festival n’avait jamais été à la fête, mais au questionnement", déclarait Michèle Pierre-Louis. Ne pas annuler de représentations, c’est aussi dire "nous avons déjà assez pleuré".  


Chaque soir de représentation, ce fut donc dans la douleur mais aussi dans la foi en un changement possible qu’un appel à la solidarité a été lancé, une minute de silence observée. Le sort ne peut éternellement s’acharner. Quand bien même il le fait, s’acharner est lui faire face. Demandez à un Haïtien « Comment allez-vous ? », il vous répondra « m ap kenbe », littéralement : « je tiens le coup ». C’est cette réponse qu’a voulu donner le festival. Le public était au rendez-vous. Les artistes, qui répétaient depuis un an, exaltés. De nombreux spectacles sont une fois encore proposés, mêlant créole et français, théâtre de texte et montages poétiques. La compagnie Dramart monte « Avenue sans issue » ; la Konpayi teyat kreyòl monte « Antigòn », tragédie revisitée par l’auteur Felix Morisseau-Leroy, figure emblématique du théâtre haïtien et d’une mouvance appelée « ethno-théâtre » ; Pietro Varrasso monte « La naissance du jongleur », un texte de Dario Fo, avec Brunache Zéphir. Une formation réunit une dizaine de stagiaires autour du scénographe Olivier Wiame.  


Cette deuxième édition se terminera avec l’envie, à nouveau, de continuer et de renforcer les partenariats artistiques possibles. Les formations continuent à se donner. Olivier Wiame vient soutenir le travail scénographique de plusieurs troupes, tandis que le metteur en scène Jean-Michel D’Hoop suit de près le travail de la compagnie Dramart, qui monte Ubu Roi, d’Alfred Jarry. Mais dès la fin du festival, le 30 septembre 2004, les chimères lancent l’Opération Bagdad, tristement inspirée des guerres du Moyen Orient. La violence s’empare du pays, particulièrement de la capitale, alors que le gouvernement de transition tente d’organiser des élections. Rolando Etienne, de la troupe Dramart, pense a quitter Martissant, devenu invivable de violence. « Mais comme le disait Michèle Pierre Louis, la culture ne doit pas reculer devant la bêtise et l’insécurité. Il faut aller jusqu’au bout. Il fallait montrer que même dans le chaos, des choses peuvent se faire, et parfois de grandes choses », témoigne alors Rolando. 

Mais en 2005, l’insécurité est telle qu’il est décidé d’annuler la troisième édition du festival. On ne peut pas amener les gens au théâtre ? Qu’à cela ne tienne, le théâtre ira à eux. Les pièces sont filmées et diffusées à la télévision. C’est à cette époque que Daniel Marcellin et Albert Moléon sont à Bruxelles pour monter Bruits, assemblages de textes de Karl Valentin mis en scène par Philippe Lorent. Une unique représentation scellera les trois semaines de répétitions. Ce qui devait être un des derniers filages avant le retour en Haïti sera la pièce filmée que les téléspectateurs haïtiens ont vue lors de l’édition 2005 de Quatre Chemins. Un documentaire est réalisé par la Fokal sur l’édition avortée et sur les répétitions que, malgré tout, les compagnies continuent de tenir. La montée sur scène est, elle, définitivement reportée à l’année suivante.  

La cuvée 2006


Malgré tout, l’édition 2006 tient debout, et verra éclore de nombreux talents et des propositions très intéressantes de la part des metteurs en scène. Cinq pièces et 9 représentations, des salles combles, une presse enthousiaste, des rires et des larmes… Le festival débute en fanfare avec une parade rara, héritée de la tradition vaudou des paysans haïtiens. Elle déambule dans les rues de Port-au-Prince. Toutes les troupes se sont mises ensemble pour l’organiser. Des dires de Rolando Etienne, « si nous avions voulu faire cela il y a cinq ans, cela n’aurait pas été possible ». A l’époque, les familles théâtrales étaient plus cloisonnées. « On voyait dans la parade les troupes reprendre les différents slogans des pièces présentées au festival, les leurs comme celles des autres », ajoute le metteur en scène. L’énergie que les gens y mettaient, les sourires des passants qui se laissaient entraîner dans la danse, contents d’être surpris par un défilé de carnaval plutôt par celui des blindés de la Minustah ou l’arrivée des gangs ; tout cela était très émouvant.  


La troupe Nous, emmenée par Guy-Régis Junior, joue « Monsieur Bonhomme et les incendiaires », de Max Frisch. La place est réduite mais le public conquis. La pièce est d’une actualité brulante alors que les rapports entre classes sociales sont rendus plus violents encore. La seconde pièce, « Kilomètre zéro », décrit depuis un tap-tap les problèmes de circulation de la capitale, constamment sous l’emprise des « blocus », mais aussi les différents acteurs de la place : du pasteur à la prostituée, de la bourgeoise au « commis de tap-tap ». Dans la dernière scène, un homme mourant est couché sur le sol de la rue, les passagers l’entourant. Certains tentent de le réanimer, d’autres appellent une ambulance (une chimère de plus). 
 


« Ubu Roi » d’Alfred Jarry, monté par la troupe Dramart de Rolando Etienne, s’est jouée au Rex. La salle du Rex est la plus grande : elle permet d’accueillir 800 personnes. L’acoustique y est mauvaise, mais le soir de la représentation, les acteurs se sont à tel point donnés que l’on pouvait les entendre jusqu’au fond de la salle. Ubu roi parle de la tyrannie, de la course au pouvoir à tout pris, des coups d’Etat, de la relation des dirigeants à la démagogie. Alors que sur scène, la rébellion battait son plein, des bruits d’émeutes arrivaient à l’oreille des spectateurs. Ils ne venaient pas de la scène, mais bien de la rue. Des gens qui n’avaient pu rentrer faute de places voulaient voir le spectacle. A la fin de la représentation, particulièrement ému, Rolando Etienne monte sur scène. Il explique les conditions de répétitions qu’ils ont vécu dans le quartier de Martissant-Fontamara, qui en plus de difficultés toute l’année, faisait face depuis quelques jours à une violence sans pareil. Plusieurs des actrices et acteurs ont dû tout quitter, maison et biens pour se réfugier dans des quartiers plus cléments. Certains amis sont décédés. Ils ont voulu dédier ce spectacle à leurs âmes. Le festival s’est clôturé par une représentation de la « Fable de l’aveugle et du paralytique », de Dario Fo mise-en-scène par le français Benoît Vitse dans un essai de continuité du travail entamé par Pietro Varrasso deux années auparavant.  


[Entracte]  

Maude Malengrez


Retrospective Quatre chemins / Acte II : le 24 novembre 2010