Dans le cadre d'une recherche qu'effectue Silvain Alagich pour Quartiers pour Haïti sur la gestion des risques et désastres à Port-au-Prince, un atelier a été organisé au sein des espaces de paroles liés au projet de création du Parc de Martissant.
Cet atelier sur les risques s’est déroulé au cours de deux sessions de 3h, les mardi 13 et vendredi 16 juillet 2010 dans les locaux de la FOKAL à Martissant. Les bénéficiaires sélectionnés par les Espaces de paroles étaient tous des représentants d’associations locales agissant dans divers domaines.
Au delà de la simple récolte d’information, c’est avant tout l’échange et la réflexion que cet atelier souhaitait encourager et stimuler. Loin d’ériger un cahier de doléances, ces deux séances se voulaient être l’occasion d’une première sensibilisation aux problématiques du risque en milieu urbain. Il avait également pour objectif de donner aux participants de nouveaux outils d’analyse qui leur permettent d’intégrer une réflexion sur la réduction des risques dans les activités habituelles de leur association.
L’atelier visait donc non seulement à comprendre les perceptions que chacun possède des risques dans le quartier, mais aussi à valoriser leur regard et leur connaissance du quartier. La démarche a ainsi favorisé le vécu et les points de vue de chacun à travers une série d’exercices participatifs.
Qu’est-ce que le risque ?
Le risque est souvent défini comme un danger possible impliquant l’éventualité d’une perte, d’une destruction ou d’une blessure. C’est une possibilité qui implique donc la notion d’enjeu : ce qui est « en jeu », c’est-à-dire ce que l’on risque de perdre si ce danger se manifeste (des vies, des maisons, des activités, …).
On mesure le risque que courent ces enjeux à travers leur vulnérabilité, c’est-à-dire l’ensemble des conditions physiques, géographiques, environnementales, sociales, économiques et politiques qui détermine notre niveau de « fragilité » face aux dangers et qui explique que tout le monde n’est pas égal face à ceux-ci.
Ces dangers sont la manifestation de ce que l’on appelle un aléa, c’est-à-dire un phénomène, une substance, une activité, ou une situation susceptible de causer des dégâts humains, matériels, économiques, environnementaux, etc. On définit généralement un aléa par son intensité et sa fréquence. Certains aléas sont plus ou moins prévisibles, comme les cyclones, et d’autre moins, comme les tremblements de terre. Mais les aléas ne sont pas tous naturels et ponctuels. Nombre d’entre eux, surtout en milieu urbain, sont d’origine humaine et peuvent faire partie intégrante de la vie quotidienne (pollution, accidents de transport, criminalité…). Mais il est généralement admis que ces différents types d’aléas sont souvent liés entre eux dans la mesure où ils se nourrissent ou s’amplifient les uns les autres.
La perception des risques à Martissant
Les exercices ont principalement consisté en des brainstormings, des dessins, des cartes mentales et des schémas.
Les dessins
Le risque étant à plusieurs dimensions, l’intérêt principal des dessins est qu’ils ont permis aux participants d’exprimer des situations dans leur ensemble et ainsi évoquer des liens de cause à effets qui sont représentatifs de la complexité des risques : le manque d’arbres qui permettent de faire de l’ombre comme d’empêcher l’érosion et de diminuer les glissements de terrain ; le manque d’écoles qui favorise la délinquance des jeunes ; l’accumulation des déchets qui bloquent les systèmes de drainage ; le manque d’autorité parentale et le non respect des règles et des valeurs qui conduisent à des accidents ; les voies d’accès difficiles « qui empêchent de s’enfuir » ; la densité des constructions qui peuvent tomber les unes sur les autres… ou encore les nouveaux risques créés par le séisme du 12 janvier comme des bâtiments qui menacent de s’effondrer dans la rue.
D’autre part, beaucoup de dessins ont indirectement évoqué la pluie comme élément déclencheur de nombreux autres risques : les problèmes de drainage menant à des inondations et des problèmes de circulation (piétonne ou automobile) ; les dangers entourant les ravines en crue (glissements de terrain en bordure de ravine, force du torrent qui emporte les maisons mais aussi les déchets et crée des accidents en s’accumulant en aval dans la rue).
Les brainstormings
En revanche, les brainstormings ont également permis de mettre en lumière des risques liés aux préoccupations quotidiennes des habitants de Martissant – chômage, délinquance juvénile, malnutrition, difficultés d’accès aux soins, pollution de l’eau. Ces éléments semblent d’autant plus prégnants dans le contexte actuel que bien souvent les grandes catastrophes tendent à amplifier leurs effets.
Cette sélection des participants s’est donc opérée au détriment d’aléas naturels de plus grande ampleur mais qui sont intermittents ou ponctuels (tremblements de terre, cyclones), et qui sont donc par là même peut-être moins perceptibles ou en tout cas effacés par des dangers vécus au quotidien.
Or, bien souvent, ces éléments de risques sociaux ou sanitaires quotidiens sont en fait eux-mêmes des facteurs de vulnérabilités concourant à ce qu’un puissant aléa comme le tremblement de terre du 12 janvier se transforme un jour en catastrophe et fasse autant de victimes. Le manque d’éducation, la pauvreté et les problèmes de gouvernance sont tous des facteurs qui, par effet de domino, accentuent l’impact des catastrophes, elles-mêmes accentuant à leur tour ces facteurs et créant une spirale qui entravent régulièrement les efforts de lutte contre la pauvreté.
Cependant, mettre un terme à un tel cercle vicieux demande du temps et pose la question de savoir par quel bout commencer : se préparer à répondre aux catastrophes ou réduire le risque en amont ? Agir sur nos capacités ou nos vulnérabilités ? A ces questions, les témoignages ont jetés quelques pistes de réponse ou du moins de réflexion.
Les témoignages
La deuxième session s’est largement appuyée sur les témoignages des participants quant à leur expérience du 12 janvier. Au delà du traumatisme, ils ont aussi permis de dévoiler des éléments positifs que la catastrophe avait pu faire émerger ici ou là. Parmi ceux-ci, la majorité des participants a par exemple évoqué la solidarité entre les habitants du quartier comme un fait marquant et un élément moteur de l’urgence, notamment à travers les petits services que chacun s’est rendu, malgré le manque terrible de moyens et de capacités de réponse.
Beaucoup se sont rapidement trouvés pris au dépourvu devant l’ampleur de la catastrophe et l’absence d’accompagnement des autorités. Pour autant, d’après les participants, c’est après le choc des premiers jours, qu’une organisation locale est parfois née des décombres et des sinistrés eux-mêmes, à l’échelle des moyens et des possibilités de chacun, que ce soit au niveau familial ou associatif. Malheureusement, tous s’accordent à dire que cette solidarité locale était largement insuffisante et l’absence d’intervention des autorités a été durement vécue.
L’atelier a permis de constater que les catastrophes agissent donc comme un révélateur de nos vulnérabilités. Mais aussi de nos ressources. Si la catastrophe du 12 janvier 2010 reste une expérience tragique et traumatisante pour une majorité d’haïtiens, elle est également riche d’enseignements.
Il est important pour une société que ces enseignements et cette expérience soient capitalisés et demeurent dans la mémoire collective. Cela comprend ce qui a manqué et n’a pas marché. Mais cela comprend également ce qui a fonctionné ou a spontanément émergé. Cette expérience commune et ces ressources collectives peuvent ainsi constituer une base essentielle sur laquelle s’appuyer pour reconstruire et créer une véritable « culture du risque » afin d’empêcher du mieux possible qu’une telle catastrophe se reproduise.
Perspectives
En effet, « là où la terre a tremblé, elle tremblera de nouveau » explique Mireille Nicolas, géologue et enseignante d’origine haïtienne. « Cette loi naturelle permet une première étape vers la prévention. La prévention commence par la conscience du risque. Et c’est par l’éducation et l’information que l’individu peut intérioriser cette conscience et devenir responsable. » Mais l’individu ne peut pas seul faire face à tous les risques. On voit bien que ceux-ci demandent des réflexions et une compréhension approfondies, transversales et partagées par tous les acteurs d’un territoire. Peut-être que ce type d’atelier, grâce à la collaboration et l’expérience des Espaces de Paroles, peut constituer un premier pas vers cette mutualisation.
Les éléments apportés par les participants serviront justement à alimenter ces réflexions dans le cadre de l’élaboration du schéma directeur de la Zone d’aménagement concerté (ZAC) de Martissant. A ce titre, l’ensemble des exercices visait également à montrer aux participants que la connaissance d’un quartier par ses habitants est aussi un type d’expertise. Pour les urbanistes, elle a souvent autant de valeur qu’une expertise scientifique ou technique de la ville dans la mesure où elle apporte un regard complémentaire, lié à la façon dont la ville est vécue et habitée par les personnes qui « l’utilisent » tous les jours. C’est ce qu’on a appelle l’expertise habitante.
On peut difficilement prétendre penser la ville si on oublie pour qui elle est construite. Très tôt, Albert Mangonès avait compris cela, lui qui écrivait dès 1955 que « comme tout ce qui vit, une ville peut s’atrophier, se gangrener, dépérir, suffoquer, mourir. Elle peut aussi tuer. Mais elle peut aussi se penser, se développer, s’épanouir, devenir une œuvre délibérée de l’homme pour l’homme ».
Silvain Alagish
Quartiers pour Haïti