Nouvèl FOKAL

mercredi 19 janvier 2011

La rafale de janvier

Haïti. Mardi 12 janvier 2010.

12 janvier 2011 - Kanpe pale
© G. Le Carret / Fokal
Un jour qui avait l’air de commencer et de s’achever banalement comme un autre. Une nouvelle semaine à peine entamée. Beaucoup s’en revenaient de la trêve de fin d’année, après la populaire fête des Rois du 6 janvier. Nous en étions encore à nous souhaiter larezonnen, à présenter nos vœux de bonne et prospère année, à envisager ce que nous réserverait cette année nouvelle dans notre pays si malmené. 

Port-au-Prince, 16h30. 

Dans la foultitude des marchés spontanés qui encombrent notre capitale, c’est un moment charnière pour les transactions. On cherche coûte que coûte à rentrer chez soi avec de quoi calmer les estomacs de la famille. On brade, on achète rapidement. C’est aussi le début de la valse des changements d’étals. Les marchandes et les marchands se préparent à céder la place à d’autres commerces, qui continueront à offrir des produits à des gens désargentés. Les chauffeurs de tap tap, nos typiques transports en commun qui ne relèvent pas du secteur public, opèrent la dernière virée d’une journée démarrée à l’aube avant de rendre le volant à un collègue, qui travaillera jusqu’aux heures limites fixées par l’insécurité, ou de remiser le véhicule et de s’en aller régler le prix de la location journalière au propriétaire. 

12 janvier 2011 - Kanpe pale
© G. Le Carret / Fokal
Une masse de gens de tous âges s’agglutine aux carrefours, prêts à se battre pour obtenir une place, assise, debout, accroupie, accrochée, afin de regagner, éreintés, leur chez soi. D’interminables files chaotiques de voitures obstruent les principales artères qui sont rares. Les administrations publiques sont vidées depuis longtemps de leur cohorte de « petit personnel »; ce groupe d’employés-es sans qualification et/ou affectation réelle. Les agents-es dotés de statut, blasés et souvent ignorants de la notion de service public, ont déjà aussi déserté les lieux. Tout comme leurs autres collègues, des fonctionnaires dont les énergies et compétences ne sont pas mises à profit pour produire de l’efficacité. Restent des cadres qui, après une journée happée par l’inessentiel, veulent se concentrer pour tenter de trouver des parades aux imbroglios de l’appareil d’État. Dans bien des organisations citoyennes, c’est le temps des premières réunions de l’année nouvelle. 

Nous sommes en janvier. La nuit tombe vite, sans transition. Dans moins de deux heures, il fera totalement sombre. 

12 janvier 2011 - Kanpe Pale
© G. Le Carret / Fokal
La déferlante tellurique nous surprend, comme une attaque mesquine préparée dans le plus grand secret. D’abord le bruit assourdissant, qui est diversement interprété selon nos référents locaux. Feu nourri de la mitraille? Explosion? Camion à bascule déversant des tas de pierres? Et puis, la fulgurance et la puissance des secousses. Hébétés, nous ne comprenons pas ce nuage d’une blancheur inconnue qui enveloppe notre soudaine mutité collective. Stupeur, tremblement, bégaiement. Puis le cri. Vrillant, comme jailli d’une seule poitrine meurtrie. La découverte de l’horreur, incompréhensible, incommensurable. Nous nous débattons pour nous échapper des immeubles, pour tenter d’en extirper ceux et celles qui sont recouverts du linceul des décombres. Sans moyens, sans savoir faire, avec seulement la pulsion de ne pas se laisser emporter par cette brusque fin d’un monde. 

Il fait nuit. 

12 janvier 2011 - Kanpe Pale
© G. Le Carret / Fokal
Nos demeures nous ont trahies et nous devons nous confier à la rue devenue une étrange alliée. La terre continue à faire sentir ses cinglantes vibrations qui estampent irrémédiablement nos corps et distillent en nous la chape d’une indicible angoisse. Nous tremblons, bien au-delà de la durée des répliques. Nous chavirons face à ce phénomène inconnu que nous nommons et décrivons dans un même vocable, goudou goudou; le grondement de la terre lorsqu’elle fait tout trembler, lorsqu’elle fait tout basculer. Quelques voix, puis des centaines, entonnent un chant qui berce nos peurs. Nous sommes au-delà de la douleur. Elle se cristallise en nous. 

La nuit n’en finit pas de s’écouler. Elle s’étire et traine, comme si elle voulait retarder le plus longtemps que possible la venue de l’aube qui nous permettra de découvrir, sans la déformation des ombres, notre pays dekonstonbre, ravagé, enseveli sous les décombres, à genou dans les gravats, atterré par l’absence des visages, des paysages et des bruits familiers. 

L’aube à finalement raison de la nuit.

Nous retournons sur nos lieux de vie; pour voir l’innommable et nous mettre en quête des nôtres que nous n’avons pu retrouver la veille. Où sont-ils? Où sont-elles? Disparus? Ensevelis? Emmenés ailleurs? Où? Dans quel état? Pourquoi lui? Pourquoi elle? Pourquoi nous? Pourquoi? Pourquoi ce nouveau malheur?

12 janvier 2011 - Kanpe Pale
© G. Le Carret / Fokal
Nous nous lançons dans un corps à corps inégal avec la mort. Nous sommes multiples, mais nous ne sommes qu’un seul et même cœur battant au rythme du refus de l’anéantissement. Nous voulons tout tenter, avec nos moyens dérisoires, pour maintenir le fragile fil de la vie. Nous nous dressons, comme des flamboyants au soleil, pour poursuivre notre quête désespérée des lambeaux de vie. Nous ne pouvons d’abord compter que sur nous-mêmes. Un profond sentiment de déréliction nous transperce. Nous recevons avec soulagement et gratitude l’aide des pays de la Caraïbe. Les médecins de Cuba, admirables dans leur capacité à soigner avec les moyens du bord; le support de la République Dominicaine qui, dans la promptitude de sa réponse, montre qu’elle n’a pas oublié la solidarité que lui a témoigné Haïti lors du cyclone de septembre 1930; la Martinique, présente à travers la sororité du mouvement des femmes et le travail de ses pompiers et secouristes. L’aide de la puissante communauté internationale arrive après et s’embourbe dans une atterrante et lamentable guerre de drapeaux. La visibilité est un critère majeur dans l’aide apportée aux damnés de la terre. 

Des actes héroïques s’entremêlent à des gestes terribles. 

12 janvier 2011 - Kanpe Pale
© G. Le Carret / Fokal
Risquer sa vie pour en sauver une autre, pour s’assurer qu’aucune autre vie n’est emprisonnée sous les décombres. Se jeter, corps et âme, dans l’évacuation des personnes blessées et dans l’organisation des secours et des soins. S’entêter à fouiller dans les décombres. 

Nos efforts sont parfois récompensés par la grâce du fil d’une vie renouée. Mais, plus souvent qu’autrement, nous ne récoltons que des corps inanimés, des fois encore chauds. Nous expérimentons la brutale désillusion, face à ces vies que nous croyions avoir arrachées à la mort et qui nous échappent en chemin. Ne pas penser à ce que sera l’après pour la personne que l’on doit amputer pour la sortir d’une masse de béton, de fer, de tôles ondulées. Farfouiller parmi les corps écrabouillés, amoncelés dans les rues, dans la cour des hôpitaux. Dans l’angoissante recherche des nôtres, nous éprouvons un inavouable frémissement de soulagement lorsque nous constatons qu’ils ne sont pas du nombre. Celui-là, celle-là, appartient à quelqu’un d’autre; quelqu’un qui ignore encore sa perte et ne retrouvera peut-être jamais ce qui reste de cette personne chère. Nous posons des gestes terribles pour nous débarrasser des cadavres en décomposition qui nous menacent. Nous gratons la terre, la creusons superficiellement, pour enfouir hâtivement ces encombrantes dépouilles. Nous brûlons même des corps. Tout en prétendant ensevelir les victimes avec la dignité requise, les autorités remplissent à ras bord des fosses communes; sans se donner la peine d’établir le moindre indice qui pourrait permettre, par la suite, de les identifier, de savoir d’où venaient ces personnes qui étaient nos compatriotes. 

Quel temps fait-il?


12 janvier 2011 - Kanpe pale
© G. Le Carret / Fokal
Quel temps fait-il en Haïti pour que nous ne puissions honorer dignement nos morts? Quel est donc ce temps où l’on n’a pas le temps de pleurer ses pertes; où l’on ne peut crier son désarroi; où l’on encaisse continuellement la nouvelle de disparitions, de décès? Nous sommes au temps de la désorientation. 

Pourtant, c’est le temps de mettre des mots sur cette catastrophe qui nous a desounen, déstabilisés, submergés, traumatisés. C’est le temps de nous dire que notre immense douleur est comprise et partagée. C’est le temps de saluer la mémoire des innombrables personnes fauchées, de présenter des condoléances aux familles et à la nation. C’est le temps de nous déclarer solennellement l’engagement pris pour nous aider à nous relever collectivement. C’est le temps de nous inviter à la mobilisation citoyenne pour qu’Haïti ne s’enlise pas dans les décombres et les gravats. C’est le temps d’une parole authentique, consolante et porteuse d’espoir. 

12 janvier 2011 - Kanpe pale
© G. Le Carret / Fokal



Non. Non, il n’est point vrai que les grandes douleurs doivent être muettes, comme veut le faire croire le Président de la République. Parce qu’elle est si grande notre douleur a précisément besoin d’être sublimée par la parole, pour pouvoir se transformer en passerelle permettant de continuer à regarder vers demain. Notre Président et notre Premier ministre gardent un affligeant mutisme et laissent à un mouvement spontané de compassion internationale le soin de témoigner de la solidarité humaine et de jeter un baume sur notre malheur. Notre Exécutif, au sein duquel aucune perte en vie humaine n’a été enregistrée, s’est transformé en statue de sel. 

Nous nous réfugions par milliers dans les provinces. 


12 janvier 2011 - Kanpe pale
© G. Le Carret / Fokal
Les nôtres nous accueillent et nous offrent le peu dont ils disposent; sans espérer recevoir la moindre aide car, ils n’ont pas le label adéquat du moment : sinistrés, victimes du séisme. L’aide humanitaire est strictement réservée aux personnes en détresse. Et quelle détresse peut-il y avoir dans le fait que les maigres réserves et les semences de la paysannerie soient consommées en un rien de temps? Quelle détresse y a-t-il dans le fait que la population d’une petite bourgade pauvre triple en trois semaines? Quelle détresse peut-on éprouver quand on a la chance de retrouver des proches qui ont échappés à la mort? L’humanitaire à ses raisons que notre gouvernement comprend bien. 

Notre gouvernement juge bon de transformer le temps du carnaval (12 au 17 février) en saison de prières, d’immobilisme total. 






12 janvier 2011 - Kanpe pale
© G. Le Carret / Fokal
Nous sommes certes un peuple animé de ferveur religieuse; un peuple qui toutefois, en adoptant massivement la Constitution de 1987, a consacré la séparation de l’État et de l’Église et proclamé l’égalité de traitement pour toutes les religions. Ces jours de prière sont instrumentalisés par des intégristes religieux pour déverser le fiel de leur intolérance vis-à-vis du Vodou, la religion populaire par excellence, et s’en prendre à certaines catégories de femmes qui, en raison de leur mode de vie, sont indexées comme des lougarou, des sorcières, des manifestations du « mal » qu’il faut pourchasser, pourfendre sans quartier. Cela se fait ouvertement, sur les places publiques, avec la complicité inepte de certains politiciens en mal de popularité, sans que les autorités ne fassent le moindre rappel à l’ordre. Comme si le drame du séisme permettait de faire l’impasse sur l’obligation régalienne de protéger les droits fondamentaux des femmes et de ces chrétiens que sont les adeptes du Vodou. 

Les dégâts sont évalués. 

12 janvier 2011 - Kanpe pale
© G. Le Carret / Fokal
Les dégâts matériels sont chiffrés, avec graphiques complexes à l’appui. Le monde regorge « d’experts-es » en tout genre, rodés à ce genre d’exercice surtout destiné à la consommation des bailleurs de fonds internationaux. Pour le bilan humain, on se contente de données pour le moins approximatives. Le nombre de personnes décédées, au moment du séisme ou ayant succombé par la suite à leurs blessures, est une inconnue que l’on n’a cure de lever. A quoi bon cette rigueur dans un pays où l’état civil est notoirement défaillant? 

Combien de personnes sont mortes dans la région métropolitaine de Port-au-Prince? Combien dans les institutions publiques? Combien au palais national? Combien à Léogane, Grand-Goâve, Petit-Goâve et Jacmel? Combien d’hommes, de femmes, d’enfants? Nous ne savons pas. Nous ne savons pas pour nos compatriotes, mais les étrangers et les étrangères ont été dument dénombrés par les leurs. Est-ce étonnant dans un pays où la citoyenneté est encore une difficile quête? 

Qui sont ces centaines de milliers de morts? 

12 janvier 2011 - Kanpe pale
© G. Le Carret / Fokal
Qui sont ces morts? Ce sont des Haïtiens et des Haïtiennes de toutes conditions sociales. Des personnalités du mouvement des femmes, des organisations citoyennes, des partis politiques, du monde de l’éducation, des secteurs socioprofessionnels, des entreprises privées, des institutions étatiques. Parmi elles, des figures marquantes de notre société qui vont douloureusement nous faire défaut, dans un pays en continuelle hémorragie de ses ressources humaines. 

Qui sont ces morts? Une multitude de gens ordinaires qui façonnaient notre paysage quotidien; des faiseurs et faiseuses de miracles pour la survie quotidienne dans les rangs des oubliés, des femmes et des hommes rivés au service d’autrui dans les demeures, des enfants des rues, des personnes diversement marginalisées, des individus issus des différentes strates de la classe moyenne et des catégories plus aisées. 

Qui sont ces morts? Des membres d’Organisations non gouvernementales (ONG) étrangères, d’organismes internationaux, du personnel de ladite « mission de paix », la Minustah (Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti). Des personnes venues des Amériques, de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie. Depuis 1992, Haïti est une terre où les missions internationales fleurissent.

12 janvier 2011 - Kanpe pale
© G. Le Carret / Fokal
L’espace d’un cillement, des centaines de milliers de gens ont été balayés le 12 janvier. Par le séisme certes, mais aussi et surtout par l’absence de secours, la médiocrité et la vacuité au sommet de l’État. Dans leur grande majorité, ces morts sont nos compatriotes; camarades, amis-es, collègues, connaissances, parents-es, personnes chères à nos proches. Ces centaines de milliers de morts sont tous les nôtres. 

Nous attendons que notre gouvernement nous présente des condoléances qui n’arrivent pas. 

Aucun geste symbolique à caractère national pour saluer la mémoire de nos disparus-es. Les familles, les proches et les associations organisent des cérémonies d’adieu, en portant le pesant fardeau de l’absence des personnes emportées; notamment celles que l’on n’a pas pris la peine d’extirper des décombres avant le passage des bulldozers sur les sites des institutions étatiques; celles qui attendent encore sous les décombres que sépulture leur soit donné, comme il se doit, selon nos rites culturels. 

12 janvier 2011 - Kanpe pale
© G. Le Carret / Fokal
Nous avons coutume d’invoquer l’esprit de nos disparus-es pour qu’ils nous donnent le courage de poursuivre notre route, pour qu’ils nous ouvrent le passage.

Nos morts du 12 janvier ont trop souffert pour que nous puissions oser les solliciter. C’est donc à nous, survivants et survivantes, qu’il revient d’apaiser la terre meurtrie d’Haïti, pour pouvoir y creuser les nouvelles fondations d’une société qui accepte de se repenser, de prendre la mesure de l’impact de ses lese grennen, de ses laisser faire, de ses pratiques dévastatrices; une société qui accepte enfin de compter, pour sa renaissance, avec l’ingéniosité et les aspirations de changement des hommes et des femmes qui la composent. 

12 janvier 2011 - Kanpe pale
© G. Le Carret / Fokal
Nous, les survivants et survivantes, nous nous devons de refuser les pièges de l’urgence, de l’humanitaire, des petits projets non structurants et sans lendemain. Nous nous devons d’esquiver la trappe de la reconstruction non pensée, exogène, non inclusive. Malgré ses terribles blessures non soignées, Haïti n’est pas et ne saurait être un immense camp destiné à recevoir l’assistance internationale. Haïti existe. Mal, certainement, mais avec une magnifique vitalité et un incompressible désir de se régénérer. En tant que survivants et survivantes, il nous incombe de faire entendre, à ceux et celles qui prétendent nous gouverner et nous assister, que c’est par notre sens de la dignité et notre détermination à faire vivre la vie que nous sommes encore debout, malgré le marasme. Il nous revient, avec la solidarité des autres peuples, de continuer à rêver le demain d’Haïti et de savoir nous réunir, de manière authentique, pour que le rêve se transforme en présent et se pérennise pour les futurs enfants d’Haïti.  

Danièle Magloire
© G. Le Carret / Fokal



Danièle Magloire
Babiole, Port-au-Prince
9 juillet 2010
Révision, 8 janvier 2011