Un an déjà depuis ce jour du l2 janvier où la terre a secoué Port-au-Prince, la zone métropolitaine et ses environs. L’année 2010 est chargée de toutes sortes de péripéties (ouragan, bourrasque, choléra, élections) qui compliquèrent la vie déjà difficile de la population. Et pour comble, l’année 2011 s’ouvre une nouvelle fois sur un séisme d’un autre genre : le retour de Jean-Claude Duvalier en Haïti. En effet, au cours du mois de janvier dernier, les Haïtiens incrédules, virent atterrir sur le sol haïtien le digne représentant de la dictature duvaliériste effondrée sous le coup de la résistance populaire en février 1986.
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G.Le Carret / FOKAL |
Cette réunion réalisée aujourd’hui par FOKAL en ce jour de commémoration du 25ème anniversaire du triomphe populaire avec la fuite du président et le renversement d’une des dictatures les plus longues de notre histoire, provoque des réflexions sur cet anniversaire, quand l’horloge de l’histoire semble reculer, puisque Jean- Claude Duvalier est revenu tranquillement comme simple citoyen sur cette terre d’Haïti… L’indignation, la colère, le sentiment d’impuissance, d’échec se sont emparés de bon nombre de citoyens, qui calibraient ce retour non pour ses retombées politiques, pas tellement importantes, mais surtout pour sa forte charge symbolique, sa valeur éthique et morale. Il nous faut aussi noter qu’en même temps le désir de connaitre davantage le phénomène du duvaliérisme et de la période vécue récemment par le peuple haïtien s’est manifesté.
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Ne nous faisons pas d’illusions. Les femmes et les hommes âgés aujourd’hui de 70 ans environ, n’auront connu durant toute leur vie que le règne du duvaliérisme et de la transition. Un jeune de 12 ans en l957, bien que subissant la dictature, n’aura entendu d’elle que ce que disaient les ainés, ou l’auraient vécu furtivement à partir des yeux de l’enfance comme Anne Frank qui avait vu le nazisme à travers la fenêtre de sa chambre…. Ces enfants ont vécu avec des libertés assiégées, des regards pleins d’angoisses, des questions auxquelles personne n’osait répondre avec clarté, pour les protéger, pour se protéger. Il valait mieux ne pas savoir. Cette génération a grandi avec une connaissance de cette époque par morceaux, en petites portions, comme fragments d’une vérité inachevée.
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D’un autre côté, la génération des jeunes de moins de 35 ans n’a pas connu cette période sombre de notre histoire, et a vécu l’explosion et l’euphorie de la transition qui cependant s’allonge de façon désespérante. Face a une crise globale de notre société, face aux incertitudes de sortie de crise, face aux dérives et difficultés qui s’accumulent et à une inefficacité irritante, certains groupes – heureusement de façon minoritaire - parlent de retour à la dictature…et d’autrefois meilleurs. Toutefois, il faut bien le dire, Haïti ne fait pas exception, car nous retrouvons cette même attitude dans plusieurs autres pays avec des sorties de dictature difficiles.
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Ce retour nous met face à une troublante réalité, le constat d’une absence de mémoire. Impression d’autant plus forte qu’il y à peine trois jours Jean-Claude Duvalier, imperturbable, déclarait avec superbe : « J’ai initié le processus de démocratisation…lorsque l’on me traite de tyran, ça me fait rire, (vous avez bien entendu !) parce que les gens souffrent d’amnésie. » Il a ravivé chez nous tous l’exigence que la mémoire doit être là. Elle ne peut manquer…. Sans connaître le passé on ne peut pas comprendre le présent. Sans compréhension du présent nous n’avons pas les outils pour le transformer, pour rencontrer « cet autre monde possible ». Revoir à partir d’un “nous même” les dernières 50 années d’histoire n’est pas une simple révision des faits, c’est exercer la mémoire de manière distincte, regarder en plénitude notre vie de peuple, non comme une révision de ce qui fut mais de ce qui vient. C’est un pas indispensable pour construire un futur distinct. Nous sommes pleins – ou vides - de mémoire.
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Nous devons être vigilants. Car jusqu'à présent l’histoire du duvaliérisme présentée de façon a-historique, de manière superficielle, constitue -sauf pour de petits cercles d’universitaires, de militants, d’associations de droits humains, de victimes- une grande inconnue pour la majorité des Haïtiens, un tabou difficile à transgresser malgré l’effort gigantesque d’une lutte incessante de certains secteurs pour récupérer cette mémoire. Nous n’avons jusqu’à présent aucun lieu de mémoire. Aucun mémorial, aucune stèle avec les noms des disparus et assassinés, pas de place publique, pas de rue pour nous apprendre et nous imprégner des actions et de l’esprit de cette époque. Même Fort Dimanche, ce haut lieu de l’horreur, a été rasé depuis 1994. Peu d’acteurs ont écrit des autobiographies, des mémoires, des textes d’accusation, des confessions, des défenses, des témoignages etc., qui, dans une certaine mesure, pourraient assurer la transmission des connaissances tant des hommes que des faits. Heureusement, depuis quelques temps, plusieurs publications semblent prolonger quelques recherches écrites durant les dangereuses années 60, 70 et même 80 aussi bien en Haïti qu’à l’étranger. En réalité, autour de cette période s’ouvre avec urgence pour nous tous un champ de travail de connaissance, de diffusion, de sensibilisation dans nos écoles, nos universités, au sein de toute la population. L’histoire orale devrait être encouragée, vu que beaucoup d’acteurs et de témoins, tant du côté du pouvoir que de la résistance, meurent chaque jour sous nos yeux, emportant à tout jamais des éclairages indispensables sur ce pan historique.
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Nous ne pouvons oublier et souffrir d’amnésie en ce qui concerne cette tranche d’histoire de la dictature duvaliériste. A la fois continuité et changement en comparaison aux régimes antérieurs, il est apparu en un moment de profonde crise structurelle, a détruit le mode de fonctionnement de l’Etat et instauré de nouveaux mécanismes de domination pour maintenir le système politique traditionnel, régir le système de relation avec les autres forces du pouvoir, avec la société civile ainsi qu’au niveau des pratiques régissant les relations inter oligarchiques. Avec l’adoption du terrorisme d’Etat, les appareils répressifs ont atteint une hypertrophie inusitée au détriment total des institutions juridiques ou civiles, brutalement reléguées et démantelées. Une gigantesque et omnipotente machine de terreur s’est abattue sur toute la société par l’application systématique des arrestations, disparitions, séquestres, tortures, extermination des dirigeants et militants ; l’écrasement des organisations révolutionnaires ou populaires les plus combatives, l’intimidation. Tous étaient atteints : syndicalistes, activistes, militants politiques ou sociaux, étudiants, travailleurs, paysans, artistes et les autres…
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A partir de la déstructuration de l’armée et le fonctionnement du corps des tontons macoutes qui est arrivé à compter jusqu'à 40 000 hommes, à travers le mercenariat, la corruption ou la manipulation idéologique, le duvaliérisme a pu non seulement exercer un contrôle effectif sur tout le territoire mais aussi appliquer systématiquement l’intimidation politique. Le monopole de la violence et aussi le monopole du jeu politique expliquent le maintien durant un temps tellement prolongé du pouvoir oppressif sur le peuple.
Nous ne pouvons pas non plus souffrir d’amnésie pour ignorer que cette machine infernale du duvaliérisme dans le contexte de la guerre froide et de la révolution cubaine triomphante, reçut tout l’appui des puissances extérieures, particulièrement des Etats Unis.
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G. Le Carret / FOKAL | | | |
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Le résultat de ces politiques est connu: l’augmentation de la polarisation économique et la grande concentration des revenus, le progressif appauvrissement d’importants secteurs sociaux et la dualité sociale, et une dépendance accrue de la communauté internationale. Ce furent les années d’obscurité, de silence et de beaucoup de peur, de couvre- feu, de populations assiégées dans leur intimité, à l’intérieur de leur foyer. Ce fut la terreur vécue sur toile de fond de tontons macoutes et de prééminence absolue des valeurs grotesques de la dictature. On ne peut ne pas se rappeler du masque de la dictature dans des faits les plus anodins du quotidien : c’est là, derrière les rideaux avec la lumière éteinte pour ne pas attirer les foudres des tontons macoutes ; c’est apprendre aux enfants des réponses salvatrices « au cas où… » ; c’est ne pas écouter certaines radios ; ne pas parler de thèmes interdits ou fredonner des chansons clandestines ; c’est l’angoisse à écouter le ronflement lugubre des DKW (marque de voiture allemande dont disposaient les macoutes) ; c’est le risque encouru à assister à des cénacles littéraires ; c’est le strict contrôle aux postes de vérification à l’entrée des villes de provinces, encore davantage dans les visites à la campagne….La dictature a voulu imposer aux citoyens l’habitude d’écouter en silence, de se taire pour survivre, de regarder à distance sans intervenir pour ne pas se mettre dans des problèmes.
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La résistance à l’installation et au fonctionnement de cette machine infernale a été constante. Il faut se souvenir. On ne peut oublier tous ceux qui sont morts et dont personne ne se souvient. Ceux qui ont disparu parce qu’ils ont eu des sursauts de dignité, parce qu’un sbire duvaliériste convoitait leur biens, parce qu’ils marchaient dans la rue, au moment où ils prenaient un tap tap, un taxi, des jeunes de 18, 19, 20 ans sauvagement fusillés ou consumés lentement dans les cachots de la mort au Fort Dimanche, les souterrains du Palais national, les Casernes Dessalines et les nombreuses prisons privées. Il est nécessaire de rappeler ici que si beaucoup de citoyens sont tombés victimes du hasard, ou parce qu’ils se trouvaient au mauvais endroit au mauvais moment, beaucoup d’autres de toutes les couches sociales, avaient délibérément choisi, dans un héroïsme quotidien, de combattre dans des tranchées les plus diverses avec courage, détermination et conviction … dans la presse, l’église, l’éducation, l’administration, les organisations de la société civile, les associations de défense des droits humains, l’exil, la création intellectuelle et artistique. Des pléiades de patriotes, citoyens, intellectuels et idéalistes sont tombés. Comme Gérard Pierre-Charles le répétait souvent, « ils [les dictateurs] ont détruit une génération, ils ont emporté les meilleurs ». Ils ont été tués parce qu’ils étaient des camoquins et pensaient de façon différente. Ils se refusaient à accepter l’inacceptable et l’indignité… Nous ne pouvons oublier qu’ils ont construit la résistance par leur action et leur parole. Ils ont payé très cher leur espoir pour l’avènement d’un Etat de droit en Haïti. Ils réclament seulement Justice et leur existence dans la mémoire. Ce sont les vrais héros en chair et en os qui aimaient profondément la vie et qui, dans des circonstances historiques et dans un choix conséquent, ont donné leur vie pour la nation. On ne doit pas agir comme si ces faits étaient déjà connus. Nous devons les expliciter clairement, les diffuser, les faire connaître à toutes les générations d’Haïtiens... Tous ces hommes et toutes ces femmes, malgré leur absence physique, chantaient aussi le 7 février 1986 « Lè la libere Ayiti va bèl o…. Ou a tande… »
Et nous voici arrivés à la période post duvaliériste! L’impact de la dictature, nous la vivons avec intensité et il nous oblige à l’interroger et à la connaître pour comprendre notre difficile sortie de dictature. Pourquoi assiste-t-on à une si longue transition ? Quels sont les facteurs de blocage ? Quels sont aussi les atouts, leviers et potentialités? Mon propos ici n’est pas de rentrer dans une analyse exhaustive des causes de cette difficile sortie, à partir des facteurs structurels, ou d’autres comme l’institutionnalisation, la corruption, l’émigration de nos ressources humaines, etc… Nous voulons seulement rappeler que l'homme et la femme sont le moteur de tout processus de démocratisation. Pendant plus d’un quart de siècle, grâce à ses mécanismes de domination idéologiques et ses pratiques terroristes, le duvaliérisme a pu imprégner profondément la société de ses propres valeurs qui innervent tout le corps social et ont été intériorisées par de larges couches de la population. La mise en pratique pour chaque citoyen d’une dramatique stratégie pour survivre physiquement et ne pas être broyé, a contribué, au cours de cette dictature de longue durée, à transformer la psychologie des individus. Nous citerons quatre facteurs qui, sous cet aspect, ont hypothéqué la transition.
Quatre facteurs qui ont hypothéqués la transition
Pour avoir promu une société de la peur, le duvaliérisme a développé une culture de la peur qui s’est transformée et convertie en l’un de ses héritages les plus solides. Plusieurs textes et entre autres, le roman de Danny Laferrière La chair du maître, ont décrit magistralement les aspects de cette nouvelle culture que les individus véhiculent depuis le début des années soixante. Ils ont grandi dans une atmosphère où la vie partout est en veilleuse. Indépendamment des classes sociales, une génération entière a été traumatisée et on lui a inculqué la philosophie de la recherche d’une vie sans problème, sans engagement dans quoi que ce soit, étant donné que le coût en est trop élevé. Cette culture de la peur a été le terreau qui a renforcé la tendance à l’individualisme et au refus des solidarités collectives. Le repli sur la sphère privée s’est substitué à l’engagement d’hier.
Le deuxième facteur intimement lié, mais à la fois différent du précédent, est la culture de la méfiance qui durant le règne de terreur a imprégné l’ensemble des rapports sociaux et a été intériorisée par toute la population. Cette méfiance de l’autre, de tout ce qui est différent ou nouveau, se greffe sur notre vieux fond historique du marronnage et s’installe même entre amis, compagnons. Il est clair que cette culture rend très difficiles des échanges francs, des discussions fructueuses et ne favorise en aucune façon des constructions communes.
Un troisième facteur, lourd de conséquences pour notre nation, se réfère à la rupture dans la pensée historique, politique et sociale de la nation facilitée par l’absence de tradition d’une culture écrite. Malgré l’effort constant de beaucoup de secteurs et de citoyens conscients pour éviter cette coupure dans la transmission des valeurs, cette cassure dont il est difficile de mesurer les ravages, existe. Nous subissons encore fortement la politique instaurée par la dictature à travers le contrôle idéologique de fer, la disparition, l’assassinat, l’intimidation, l’exil ou l’exode des acteurs politiques, des intellectuels, professionnels, enseignants en particulier au niveau du primaire et du secondaire. Un effort systématique a été entrepris dans ce sens pour détruire ce passé par tous ceux qui consciemment ou inconsciemment, ont intérêt à continuer le statu quo.
Le quatrième facteur est l’intériorisation du sentiment de l’échec. Je ne m’attarderai pas sur cette phrase répétée à satiété sans en mesurer toute la portée « deux cents ans d’échec ». Encore au cours de cette semaine, Jean- Claude Duvalier se paie le luxe de constater l’échec de ceux qui l’ont suivi. Il est clair qu’on ne peut avancer sans faire de bilan, sans une révision constante des objectifs et actions et sans complaisance aucune à reconnaître les erreurs commises … mais aussi on ne peut rien construire avec le boulet d’un sentiment constant de l’échec. Les acquis importants obtenus sont banalisés après un certain temps. Et vite, on oublie et on ne valorise plus ce qu’à coûté chaque espace conquis au prix du sang et des larmes.
Aujourd’hui, cette situation a un double visage. D’une part, ceux – vivants ou morts- qui ont consacré leur vie pour donner corps à la naissance d’une nouvelle Haïti, et qui face au sentiment d’un éternel recommencement ou d’un recul constant, nourrissent ce sentiment d’échec, voire même de culpabilité. D’autre part, la jeune génération, dans une attitude d’ailleurs salutaire de critiques, qui rejette en bloc avec récriminations tout ce qui a été fait, parle d’échec dont tout le poids retombe sur les générations précédentes. Pareille attitude déresponsabilise les auteurs, met à la même enseigne bourreaux et victimes, responsables et combattants et favorise cette plaie béante dans notre société : l’impunité.
Attention, évitons d’alimenter parmi nous une nouvelle division intergénérationnelle. Il est temps pour nous d’apprendre à revendiquer nos valeurs et non à les détruire ; à nous enrichir des expériences passées pour avancer dans un chemin ou générations après générations nous apprenons à édifier sur les sédiments antérieurs qui fructifient l’action.
En ce 25ème anniversaire de la chute du duvaliérisme nous devons dire JAMAIS PLUS. Les incertitudes de la difficile situation qui secouent le pays aujourd’hui l’exigent. Pour paraphraser Berthold Brecht, « on ne peut oublier que le ventre de la bête qui enfanta le duvaliérisme est encore fécond ». Dans ce chemin de la construction d’une nation souveraine, d’un Etat de droit et de justice, les artisans de ce Jamais Plus ont le devoir de poser des questions de grande valeur pratique mais aussi de première importance théorique. Nous devons construire notre mémoire, renforcer l’identité collective et construire un projet national à partir de l’espoir, et nécessairement, du rêve et de l’utopie.
Suzy Castor,
Port-au-Prince, FOKAL, 5 février 2011
(*) Centre de Formation et de Recherche Economique et Sociale pour le Développement
Plusieurs organisations de la société civile haïtienne, dont la FOKAL, se réunissent autour de la nécessité de commémorer le 7 février, comme date marquante de notre histoire contemporaine, pour témoigner de notre refus de l’oubli et de l’impunité par rapport aux exactions commises par le régime dictatorial des Duvalier de 1957 à 1986. Le 11 février prochain, une table-ronde se tiendra au Cresfed. Les organisations parties prenantes de ces activités sont le Centre œcuménique des droits humains (CEDH), le Collectif féminin haïtien pour la participation politique des femmes (Fanm Yo La), Centre de recherche et de formation économique et sociale pour le développement (CRESFED), Droits et Démocratie (Centre international des droits de la personne et du développement démocratique), la Fondation connaissance et liberté (FOKAL), le Groupe d’appui aux rapatriés et réfugiés (GARR), Kay Fanm (La maison des femmes), le Mouvement des femmes haïtiennes pour l’éducation et le développement (MOUFHED), la Plateforme des organisations haïtiennes de défense des droits humains (POHDH), le Réseau national de défense des droits humains (RNDDH), la Solidarite fanm ayisyèn/Solidarité des femmes haïtiennes (SOFA).