Les programmes Média et Amérique latine de l’Open society foundations (OSF) se sont réunis à Antigua, au Guatemala, les 20 et 21 janvier 2011 afin de renforcer leur appui commun à des initiatives démocratiques dans la région, parmi lesquelles les médias jouent un rôle sensible. Analystes et journalistes du Salvador, du Guatemala, du Nicaragua et du Honduras se sont succédés durant ces deux jours pour tenter de décrire les principaux enjeux qui traversent le secteur des médias au sein du contexte politique actuel de la région. Certaines dynamiques peuvent éclairer la situation des médias en Haïti, et des échanges d’expériences sont à l’étude.
Le décor
L’expérimentation de la démocratie est, pour Fernando Carrera, directeur de la fondation OSF du Guatemala (l’homologue de FOKAL pour ce pays), confrontée à trois grands défis dans la région. Le premier touche à la situation socio-économique, marquée par beaucoup d’inégalités et issue d’une histoire d’exclusion (notamment à l’encontre des indigènes). On observerait cependant une croissance de la classe moyenne dans ces pays, et de la mobilité sociale dans les territoires ruraux. Cependant, les facteurs qui expliquent cette situation seraient principalement les transferts de fonds de la diaspora émigrée aux Etats-Unis et non dans construction sociale d’une classe moyenne. Voire dans certains cas, il s’agit des conséquences des revenus générés par le crime organisé, alors que les Etats de la région ont une fiscalité et des revenus très faibles. Le crime organisé, particulièrement concernant le trafic de drogue, contre lequel l’Etat est faible quand il n’est pas « kidnappé » par celui-ci, a un impact négatif sur la conception que les citoyens se font de la démocratie. Le crime organisé offre des services aux citoyens (en construisant des infrastructures, en augmentant leur pouvoir de consommation, …) jusque dans des zones traditionnellement abandonnées. Cette forme « alternative » de gouvernance est l’un des grands défis actuels de la région. Selon Carlos Dada, directeur d’El Faro (soutenu par l’OSF), la moitié des personnes interrogées par le journal en ligne salavadorien voudraient retourner à un régime armé si la démocratie ne règle pas leurs problèmes, alors que les Etats peinent à garantir la sécurité des citoyens. Les citoyens n’ont pas toujours conscience du rôle de l’Etat et du fait qu’il devrait les aider lorsqu’ils sont faibles.
Le deuxième défi est le climat idéologique qui traverse l’Amérique latine et s’articule autour de la confrontation entre les points de vue pro et anti-chavistes (en référence au président Vénézuelien, Hugo Chavez, et son exercice du pouvoir). Certains analystes n’hésitent pas à faire le parallèle avec le climat qui a régné durant la « guerre froide » et témoignent d’une polarisation des acteurs dans la région sur ces positions, qui ne mène pas à la diversification des positions et points de vue, mais bien à la négation par chacun des points de vue des autres dans une approche de confrontation. Si ce climat est amené à disparaître, la polarisation des acteurs qu’il a créé va prendre plus de temps à s’estomper car elle a figé les gens dans des rôles et des places, y compris le milieu des médias.
Le troisième défi est institutionnel : les pays d’Amérique centrale font face à une grande faiblesse des institutions de l’Etat censées garantir les droits des citoyens, tout en faisant l’expérience de pouvoirs très forts. Katya Salazar, directrice du Due process of law foundation à Washington, a à cet égard rappelé que ces faiblesses institutionnelles n’ont pas été adressées et que le modèle institutionnel a souvent été calqué sans prendre en compte les contextes des pays. Les impacts sont majeurs pour les citoyens : un accès limité à ces institutions, une indépendance très relative de ces dernières dans les champs de la justice et de la sécurité soumises à la mainmise du pouvoir politique en place ou directement des narcotrafiquants. L’impunité traverse les institutions et la société. La faiblesse de la fiscalité est une des plus grandes au monde, tandis que les Etats n’arrivent pas à juguler la violence.
Les médias
La liberté d’expression est un des grands enjeux qui traverse les secteurs politiques et médiatiques des quatre pays d’Amérique centrale dont la situation a été exposée lors de cette rencontre, et les atteintes à son encontre représentent une menace pour la démocratie. Pourtant, il y a eu de nombreuses avancées en terme d’accès à l’information, notamment dans l’adoption de nouvelles lois censées garantir ces droits. Mais comme dans de nombreux autres contextes, l’application de ces lois et la régulation des médias (comme l’allocation des fréquences radio) souffrent de nombreuses faiblesses. On peut également remarquer dans la région une utilisation restrictive des lois de communication contre l’exercice de la liberté d’expression (abus des poursuites pour diffamation par exemple). Il existe cependant une demande d’accompagnement des journalistes pour qu’ils connaissent et comprennent mieux les lois afin de mieux pouvoir y faire appel avec l’appui de la société civile.
Les pressions économiques sur les médias sont courantes et les publicités sont parfois utilisées par les Etats comme les grands groupes privés d’influence pour sanctionner les médias ou en encourager d’autres. La concentration de la propriété des médias est très grande (des émetteurs comme des récepteurs : les téléphones, radios, télévisions, groupes de communication…) et la puissance économique des médias est liée au pouvoir politique. Cependant, pour Carlos Dada, les concentrations dans les médias peuvent être très différentes d’un pays à l’autre de la région, comme par exemple entre le Honduras et El Salvador.
Les violences à l’encontre des journalistes sont très importantes dans la région et rendent la couverture de la violence elle-même très difficile, bien que l’on remarque là encore des différences entre les pays. Au Nicaragua, la situation de la violence est moins grave, et plus proche de celle connue au Costa Rica et au Panama. Dans certains pays, comme le Honduras ou le Salvador, la violence est telle que certains journalistes n’ont pas le choix de travailler avec les trafiquants, sous peine d’être tués. Les journalistes sont très peu protégés face à cette situation, que ce soit au sein de leurs médias, de leur corporation ou auprès des instances judiciaire et policière.
Cependant, comme pour les institutions de l’Etat, on observe une pénétration des médias par le crime organisé et au Salvador, certains médias ou journalistes réalisent un véritable travail de désinformation. Trop souvent, les médias et journalistes abusent de la liberté d’expression et montrent une incompréhension de la différence entre la confrontation et la comparaison.
Tous ces facteurs ont considérablement terni l’image de la presse et de son rôle dans la démocratie, et par là même le sens de cette dernière. Mais certaines opportunités existent toujours. Le journaliste Carlos Dada a illustré l’impact sur la crédibilité de certains médias qu’avaient pu avoir récemment certaines alternances politiques, comme le passage à gauche du gouvernement au Salvador et ce « tournant à gauche » que l’Amérique latine a vécu il y a près d’une dizaine d’années. El faro était vu auparavant comme un journal communiste parce qu’il critiquait la droite au pouvoir. L’arrivée de la gauche leur a permis de prouver qu’ils se situent dans une optique de critique de l’exercice du pouvoir et non dans le support d’une tendance politique, rappelant par là l’importance cruciale du rôle des médias indépendants dans le fondement dialectique nécessaire à la construction démocratique.
Les journalistes présents lors de la rencontre ont rappelé l’importance de retourner aux bases de l’éthique et de la déontologie journalistique et de pouvoir en ce sens réaliser des reportages en profondeur sur des problématiques, même sensibles. Il est question d’une « réévaluation » des journalistes, de construire au sein de la nouvelle génération la conscience que ce qui guide leur travail est la loyauté envers les citoyens et l’objectif d’informer et non de critiquer. Pour le guatémaltèque Martin Rodriguez, jeune directeur de Plaza Publica, les jeunes journalistes manquent d’encadrement dans les salles de nouvelles, lieu de prédilection de l’apprentissage du métier. La plupart des journalistes seniors au Guatemala aujourd’hui ont été formés par la pratique, alors qu’ils travaillaient aux côtés de correspondants permanents étrangers durant la guerre. Pour certains, si le climat économique et la place des entreprises de presse dans celui-ci ne permet pas de financer des enquêtes et des investigations sur les différentes questions d’intérêt publique évoquées ici, les formations de journalistes dans le domaine auront un impact très limité.
Tout ceci fait écho en différents points aux réalités que traversent les médias et les journalistes en Haïti. Diverses expériences sont en train d’être menées en Amérique centrale avec l’appui de l’Open society foundations. Ces expériences pourraient inspirer des projets et actions à entreprendre pour soutenir la production d’une information de qualité malgré les difficultés de taille qui se dressent face à cet objectif dans le pays. La FOKAL, via son programme média et le programme média de l’OSF, envisage les échanges d’expériences qui pourraient être soutenus en ce sens entre Haïti et ces pays d’Amérique centrale.