Nouvèl FOKAL

mercredi 8 décembre 2010

Le théâtre de rue à mains nues

Jacques Livchine, formateur qui dirige un des ateliers du festival Quatre chemins, nous livre son témoignage sur son expérience, ses quelques jours passés en Haïti et un poème d’Henri Michaux sur la ville.

Y a Louly qui  me demande « Mais d’où tenez vous toute cette  expérience » ? Je lui dis simplement « ça fait 33 ans que nous pratiquons toutes les formes de théâtre dit de rue  donc peu à peu nous en avons tiré quelques règles indiscutables, mais ce que nous avons mis 20 ans à découvrir, nous sommes capables de le transmettre en quelques minutes.

Pour nos ateliers nous avons une règle d’or : « ne pas savoir ce que nous allons faire », parce qu’exporter notre théâtre de rue ultra européen en Haïti ce serait ridicule. Nous sommes pour des formes de théâtre spécifiques, nous sommes pour faire du cousu-main,  faire coïncider les comédiens et leur pays. Je ne supporte pas de faire croire que la norme serait le théâtre tel qu’il se pratique en France.

D’ailleurs j’ai la triste sensation qu’en France nous avons un théâtre, mais pas de peuple, et ici  à Haïti, il y a un peuple mais  pas de théâtre, or moi j’ai plein de principes un peu idiots mais qui sont ma charpente spirituelle, style le peuple peut se passer de  théâtre, mais le théâtre ne peut pas se passer du peuple. Donc je suis très vite stimulé par ce qui va se passer, et par le fait de ne pouvoir l’imaginer.

Alors les premiers jours nous servent à savoir ce que ces 16 personnes qui sont  inscrites dans notre atelier ont dans le ventre. Nous procédons par tests et approximations successifs. Je suis taraudé par un poème d’Henri Michaux « je vous construirai une  ville avec des loques », parce qu’on dirait qu’il parle de Port-au-Prince. Mon étonnement est total. Je n’ai pas prononcé les deux syllabes du nom  d’Henri Michaux que déjà Youyou me le récite par cœur. Ils se le passent de main en pain et profèrent les mots de Michaux comme j’aime les entendre. La rage et le désespoir s’y mélangent. Très bien, on fera de la poésie de rue. Un matin, je leur demande de s’indigner. Quand ils parlent de trouver du travail, ils sont révoltés par toutes les formes de corruption dont celle du droit de cuissage. On met ça en chantier immédiatement. Cinquième jour, on a fait 4 sorties de rue, ça y est, ça accroche, on s’aime, on se comprend, mais déjà la rue brûle et les troubles politiques nous volent la vedette.

Jacques Livchine

Contre
Henri Michaux
«Je vous construirai une ville avec des loques, moi !
Je vous construirai sans plan et sans ciment
Un édifice que vous ne détruirez pas,
Et qu'une espèce d'évidence écumante
Soutiendra et gonflera, qui viendra vous braire au nez,
Et au nez gelé de tous vos Parthénons, vos arts arabes, et de vos Mings.

Avec de la fumée, avec de la dilution de brouillard
Et du son de peau de tambour,
Je vous assoirai des forteresses écrasantes et superbes,
Des forteresses faites exclusivement de remous et de secousses,
Contre lesquelles votre ordre multimillénaire et votre géométrie
Tomberont en fadaises et galimatias et poussière de sable sans raison.

Glas ! Glas ! Glas sur vous tous, néant sur les vivants !
Oui, je crois en Dieu ! Certes, il n'en sait rien !
Foi, semelle inusable pour qui n'avance pas.

Oh monde, monde étranglé, ventre froid !
Même pas symbole, mais néant, je contre, je contre,
Je contre et te gave de chiens crevés.
En tonnes, vous m'entendez, en tonnes, je vous arracherai ce que vous 
m'avez refusé en grammes.

Le venin du serpent est son fidèle compagnon,
Fidèle, et il l'estime à sa juste valeur.
Frères, mes frères damnés, suivez-moi avec confiance.
Les dents du loup ne lâchent pas le loup.
C'est la chair du mouton qui lâche.

Dans le noir nous verrons clair, mes frères.
Dans le labyrinthe nous trouverons la voie droite.
Carcasse, où est ta place ici, gêneuse, pisseuse, pot cassé?
Poulie gémissante, comme tu vas sentir les cordages tendus des quatre 
mondes !
Comme je vais t'écarteler !»